Ce trimestre, deux phénomènes dans le monde de la participation citoyenne m'ont marqué, a priori sans lien direct, mais en y regardant de plus près, peut-être que si...
Premièrement, j'ai l'impression que la participation citoyenne (telle que nous la connaissons) a peut-être connu son apogée et qu'elle est aujourd'hui sur une pente descendante. Je m'explique : depuis les dernières élections municipales, même la plus petite commune propose à ses habitant.es de participer, à travers des réunions, des consultations, mais également dans le cadre de dispositifs variés, tel le budget participatif par exemple. Il y a eu un véritable engouement, certains diraient une injonction, à (faire) participer. Mais, depuis, des voix s'élèvent pour questionner le bien-fondé de cette offre de participation, à commencer par Nicolas Rio et Manon Loisel et leur fameux article : "Faut-il en finir avec la démocratie participative ?"
Le reproche fait à la participation citoyenne est de ne rien transformer véritablement et de créer ainsi des frustrations et de la défiance. Au mieux, les habitant.es sont entendu.es (et encore, seule une certaine tranche de la population), au pire leurs contributions n'ont aucun lien visible avec la décision politique, alors que c'est la raison invoquée pour proposer de participer. Dans tous les cas, c'est comme si cette question de la place de l'habitant.e dans le processus de décision a enfin été mise au grand jour.
En parallèle, et j'en viens au deuxième phénomène, on observe un accroissement des violences et conflits dans les situations participatives. A plusieurs reprises, j'ai été sollicitée sur cette question de l'apaisement ou de la prévention des conflits dans les processus participatifs. A l'image de la polarisation sans nuance qui oppose différents camps dans notre société, chacun.e arrive aux réunions publiques avec sa vérité qu'il ou elle assène comme la seule possible, dans une posture où seul l'opinion individuelle semble avoir sa place. Je prends en exemple la tenue à Rezé d'une réunion publique sur le logement de quelques familles rom, avec qui la Mairie travaille depuis de nombreux mois. Cette réunion a presque fini en pugilat avec un des élus bousculé physiquement et des menaces vociférées à leur encontre. Désormais, les réunions publiques à Rezé se tiennent en présence d'agents de sécurité... C'est la démocratie d'aujourd'hui !
J'ai l'impression qu'il s'agit à la fois de la conséquence d'une société focalisée sur l'individu qui, grâce aux réseaux sociaux, peut s'exprimer sans mesure en toute impunité, et en même temps il s'agit de l'expression d'une réelle colère.
Que nos disent ces phénomènes et comment agir en tant que professionnelle de la participation ?
On a pensé que la participation pouvait être une solution à notre crise démocratique : lors des manifestations des gilets jaunes, on a proposé des grands débats partout, on a ouvert des cahiers de doléances, on a dit qu'on allait écouter la voix de ceux et celles qui bien souvent étaient invisibles. On a cherché à canaliser la colère à travers des dispositifs participatifs.
Première déception. Que sont devenus les fameux cahiers de doléances ? De quelle manière les contributions aux nombreux débats ont-ils influencé les décisions ? Le public n'a pas vu, pas su, ce qui était advenu de leurs réflexions et demandes. On a renvoyé les gilets jaunes à leur statut "d'invisible", on leur a dit que leurs voix, leurs colères n'étaient pas entendables. D'autres exemples ont suivi avec la convention citoyenne pour le climat, avec l'affaiblissement de la Commission nationale du débat public (CNDP)... Dans les territoires, le phénomène est peut-être moins prononcé, la proximité et la volonté locale mènent à la mise en place d'actions concrètes, mais le lien entre les contributions et les résultats finaux reste difficilement identifiable.
Qu'en est-il d'un véritable pouvoir d'agir octroyé aux habitants ? Comment créer les conditions pour avoir une prise sur les défis qui nous attendent et répondre à ce sentiment grandissant d'impuissance ? Comment ne pas tomber dans la proposition de dispositifs "sympas" mais qui ne vont pas véritablement changer la face du monde à l'heure de ces grands bouleversements ?
Il y a de quoi être en colère : pour beaucoup, la vie est difficile, l'accès au logement digne est compliqué, l'inflation galopante pèse sur les porte-monnaie, les situations de guerre et l'état de notre planète nous pèsent... Souvent, les premières victimes de cette morosité, ce sont les "invisibles", ceux et celles qui ne viennent pas participer parce qu'ils pensent ne pas avoir leur place, parce qu'on leur renvoie que leur ressentiment est inentendable ou parce qu'ils pensent que de toute façon, ils ne pourront jamais infléchir les décisions prises à mille lieux de leur quotidien.
Cette colère est bien présente dans notre société, mais pourquoi n'est-elle pas entendue ? Pourquoi est-elle ignorée comme si elle était honteuse ? Il me semble que notre société est aujourd'hui traversée d'injonctions moralisatrices sur ce point :
"ta parole sera impeccable" selon les accords toltèques, "prends en compte les besoins de l'autre qui t'agresse" dit la communication non violente... (bon, d'accord je dois simplifier, mais l'essentiel est bien là). Mais quid de la responsabilité collective dans ces maximes ? Tout est renvoyé à la responsabilité individuelle, il faut prendre sur soi, il faut ne pas réagir et être dans la bienséance. Mais comment commencer à travailler collectivement sur ce qui crée la colère et son corollaire profondément nuisible à notre cohésion sociétale, la violence, si collectivement on ne prend pas en compte les causes de cette colère et notre responsabilité collective vis à vis d'elle ? L'être humain n'est pas parfait, il connait des joies, des peurs, des frustrations, et lorsqu'il est impuissant, il est en colère. A mon sens, cette colère doit être entendue, écoutée, et surtout prise en compte. Comment ne pas créer encore plus de colère à travers la participation citoyenne ? Comment faire en sorte qu'au contraire, elle puisse représenter une opportunité pour mettre en place une réelle écoute, propice à l'apaisement ?
Je n'ai pas de solution toute faite évidemment, et je ne suis même pas sûre que mes propositions soient réalistes tellement la polarisation est devenue un mode de fonctionnement. Mais j'ai envie d'esquisser quelques pistes que j'essaierai de tester lors de mes prochaines accompagnements, et je vous en donnerai des nouvelles ici :
Mettre en place une réelle écoute de l'ensemble des parties prenantes : aller à leur rencontre pour entendre la racine de leur mécontentement. Pour nous, prestataires, cela implique d'insister auprès de nos commanditaires sur la nécessité d'une phase de démarrage incluant une phase d'écoute de l'ensemble des protagonistes afin de prendre cela en compte dans le déroulé du projet avant toute rencontre publique.
Penser les réunions publiques différemment. Faut-il réellement proposer une réunion publique à chaque fois ? Pourquoi la réunion publique ? Quelle est son intention ? Pour arriver à quels résultats ? Si réunion publique il y a, comment penser la salle pour que la configuration ne soit pas propice au mode "ping- pong" ? Comment penser sa posture ? Quelle doit être la posture de l'animateur ? Qui anime ? Un binôme d'élus animateurs est-il envisageable ? Quelle place laisser aux expressions vives, à la colère, à la rancœur ? Quel cadre est proposé et comment le garantir ?
Penser la participation citoyenne jusqu'au bout : qu'est-ce qui va être fait des contributions citoyennes ? Comment revenir vers les contributeurs ? Un budget/du temps sont-ils prévus pour la mise en œuvre des propositions ? Ce travail d'anticipation a-t-il été mené avec les agents, et notamment les services techniques qui sont les plus souvent sollicités ?
Repenser le rôle des élu.es, et notamment des conseillers municipaux pour développer la capacité d'écoute de la commune. A quel moment l'ensemble des élu.es vont ils à la rencontre des habitant.es ? Quels espaces pour réinjecter ce qu'ils et elles recueillent sur le territoire dans les processus de réflexion des décideurs ? Quels espaces pour déposer la colère, le ressentiment ? Quels espaces de régulation, d'apaisement ? Comment transformer cette colère en quelque chose de constructif et ne pas sombrer dans la violence, inacceptable dans le débat public ?
La nouvelle année sera avec nous dans quelques jours. Pour ma part, ce sera le moment de tester d'autres manières de faire en réponse à ces tendances émergeantes. Si vous aussi, ces tendances vous questionnent, prenez contact avec moi afin que nous puissions imaginer de les tester ensemble sur vos territoires.
Crédit photos @Sira DIOP
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