Il y a quelques mois, je vous racontais la naissance du Champ des possibles, association à qui notre commune a confié la gestion d'une friche. Collectivement, nous avons donc décidé de mettre en place des activités : un jardin partagé, des poulaillers collectifs, des ruches, et enfin de l'écopaturage avec l'arrivée de deux brebis. Je vous racontais l'histoire d'une association qui s'est construite autour de ses activités et s'est montrée réticente à la mise en place de règles car ces dernières représentaient une forme de contrainte, de l'administratif rébarbatif... bref, travailler sur des règles communes n'avait pas de sens à ce moment-là pour les membres de l'association, surtout que tout fonctionnait de manière fluide.
Je vous disais qu'au fil du temps, l'association est arrivée toute seule à la nécessité d'élaborer des règles car petit à petit sont arrivés les conflits suite à la diversification des activités d'une part, et des manières de concevoir ou de mener les actions très différentes d'autre part.
Je terminais mon récit pleine d'enthousiasme grâce à cette prise de conscience et remplie d'espoir pour un avenir paisible et radieux pour notre petite association. Tout cela était pour me plaire car, en plus d'être membre active de l'association, dans ma vie professionnelle, j'accompagne la structuration de collectifs en essayant de faire confiance aux groupes et à leurs dynamiques. Ce groupe-là semblait bien grandir et gagner en maturité coopérative et je me disais que j'y avais apporté ma petite pierre.... !
Et paf, nous sommes arrivés directement à l'adolescence de l'association et elle allait être tendue et fatigante ! Passage presque obligé j'ai l'impression, pour les groupes dont l'objectif est centré autour d'activités, en l’occurrence agréables et dans un lieu sympa. Se concentrer sur l'apprentissage du collectif ne fait pas parti des préoccupations premières, ce que je comprends complètement d'ailleurs : il me semble naturel et beaucoup plus logique de prime abord de se focaliser sur les activités plutôt que sur un processus de fonctionnement. Mais cela semble mener inexorablement à des périodes tendues et compliquées.
Mais revenons un peu en arrière : pourquoi cette adolescence difficile, quelles étaient les sources de ces conflits ? Elles étaient somme toute, faciles à identifier. Le manque de règles a fait que des décisions stratégiques ont été prises par des petits groupes et n'ont pas été suffisamment partagées et encore moins validées par l'association. Ou, des initiatives au sein des groupes d'activité ont été mal acceptées, voire rejetées. Cela a engendré le sentiment, pour certains membres, d'un manque d'écoute, d'une forme d'entre-soi, de décisions prises par un groupe restreint ayant accès à des informations "dissimulées".
L'évolution des activités (agrandissement du poulailler, accueil de brebis) réinterrogeait nos objectifs initiaux et a surtout mis en avant le flou qui régnait autour de ces objectifs. Pour éviter le conflit et rassembler tout le monde, nous avons cherché le plus petit dénominateur commun au départ pour arriver à un résultat certes assez ouvert, mais derrière lequel finalement on pouvait presque mettre tout et son contraire. Je me suis rendue compte qu'il y avait bel et bien deux écoles de pensée autour de cette friche et qu'il n'y avait jamais véritablement eu de débat sur ses deux visions :
La friche doit-elle constituer un espace naturel et sauvage, un îlot de verdure favorisant la biodiversité au sein d'un ensemble urbanisé, une sorte de réserve naturelle que l'on laisserait évoluer tranquillement dans laquelle la main humaine n'interviendrait que de manière ponctuelle ?
Ou, doit-elle devenir un espace nourricier, de fait moins axé sur le développement de la biodiversité, où l'empreinte humaine est beaucoup plus présente à travers l'organisation de l'espace avec un jardin, des élevages d'animaux, des clotures...
Nous avons supposé, à tort, que l'association s'était positionnée unanimement en faveur de cette deuxième option. La superficie du terrain permet, en toute objectivité, aux deux visions de co-exister me semble-t-il, mais toujours est-il que pour co-exister, il faut débattre, poser des limites, expliciter et se mettre d'accord sur les mots, les ambitions et les intentions (exemple : un espace en partie exploité peut-il réellement être un support à la biodiversité comme nous l'avons supposé dans nos statuts?)
Ces difficultés de fond ont engendré des tensions, des échanges de mails interminables et parfois éloignés des règles de base de la courtoisie, des réunions ardues et tendues pour tenter de trouver des solutions. L'inévitable est arrivé : certains membre sont partis, n'y trouvant plus la convivialité qui les motivait au départ ou ne se sentant pas écoutés. Il fallait néanmoins continuer de s'occuper des bêtes dont nous avions la responsabilité, nous devions sans cesse nous adapter car il y avait moins de volontaires pour le même nombre d'activités. L'association s'est retrouvé fragilisée par cet épisode. Cependant, si cette période a été parfois difficile, de mon point de vue c'était une période où, paradoxalement, l'association a pu grandir et se consolider sur certains points : elle a travaillé sur des règles de fonctionnement qui se veulent collectives et justes, approuvées par l'ensemble des membres ; elle a accepté les critiques de certains membres et a tenté d'y répondre (même si cela reste difficile individuellement) ; elle a fait preuve d'une grande souplesse dans l'adversité et a su se réorganiser rapidement pour s'occuper des animaux ; et j'ose espérer que cette période a amené chacun à réfléchir à ce qu'un fonctionnement collectif signifiait vraiment.
Nous avons perdu quelques plumes (!), et en même temps, il aura fallu que le groupe passe par là peut-être pour collectivement trouver son chemin. Aujourd'hui, deux grands chantiers sont devant nous me semble-t-il et nous permettront sans doute d'avancer doucement mais surement vers l'âge adulte. Dans l'idéal, j'aimerais amener à les aborder avec la légitimité de mon expérience professionnelle. Dans la réalité, il n'est jamais simple d'être à la fois dedans et dehors et de proposer des solutions qui peuvent sembler hors sol ou ressembler à des préconisations de "bisounours"*.
Ces deux pistes de travail sont :
Réinterroger la notion du collectif et ce que chacun lui donne comme sens pour réitérer les valeurs qui nous semblent fondamentales : écoute, empathie, courtoisie, convivialité, égalité de parole, ouverture, non jugement... Fonctionner de façon réellement collective dans une association, c'est laisser de côté l'intérêt individuel en faveur de l'intérêt général. Cela ne signifie pas que nous ignorons les points de vue individuels ; au contraire cela veut dire que chaque point de vue possède une valeur égale aux autres et que nous cherchons à trouver la manière dont ces intérêts individuels peuvent s'enrichir mutuellement pour former une œuvre commune. Parfois, cela signifie un renoncement lorsque l'on se rend compte que notre point de vue ou notre choix de comportement individuel va à l'encontre de l'intérêt général, de la vision collective.
Travailler notre vision partagée en prenant en compte les aspirations individuelles, notre volonté commune et notre contexte : clarifier les mots, les intentions, les ambitions. Décliner cette vision commune en objectifs et accepter la co-existence d'objectifs parfois différents. Ne pas chercher le consensus à tout prix, mais plutôt écouter les différentes objections afin d'étudier comment les lever et de prendre chez elles ce qui peut enrichir notre intention commune. D'accepter en notre sein les différences sans jugement de valeur enrichit notre vision globale, nous protège du risque de réduire l'association à un groupe de personnes semblables.
Ces chantiers seront certainement compliqués à mettre en place car la culture collective est en cours d'acquisition. Nous sommes pris dans un mouvement de balancier entre la tentation d'imposer son opinion, de balayer d'un revers de main les oppositions, de porter jugement d'un côté ; et l'écoute ainsi que le débat permettant la création d'une culture commune, de l'autre. Quittons ce monde de rapports de force, ce monde brutal pour embrasser une autre façon de faire au Champ des possibles !
* Voir à ce sujet l'article des Hackers sociaux : qui veut la peau des bisounours ? ICI
Crédits photos : moi-même et les membres de l'association le Champ des Possibles
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